Éditions Gallimard, 1981
La poésie française compte selon moi quatre chefs-d’œuvre ultimes : Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, La Légende des siècles de Victor Hugo, les Poèmes barbares de Leconte de Lisle, et Les Trophées de José-Maria de Heredia. Les trois derniers cités se distinguent par une poésie au souffle épique que je trouve pour ma part éblouissant. Il n’est donc pas étonnant qu’Anny Detalle, dans sa préface des Trophées, parle ainsi de Heredia : « les années 1850 à 1870 nous laissent l’image d’un artiste hésitant entre Leconte de Lisle, son maître reconnu, Hugo, dont la phrase épique sous-tend Les Conquérants de l’Or, et Baudelaire, dont l’influence inavouée pèse plus lourdement qu’il ne voudrait l’admettre ». Membre emblématique du Parnasse, Heredia est un génie de la poésie qui rappelle Baudelaire, Hugo et Leconte de Lisle, et qui parfois même les dépasse par la beauté de son verbe.
Il m’est personnellement difficile de dresser une critique objective des Trophées, tant l’émotion affleure au détour des rythmiques de la rime. Ce recueil de poème est constitué d’une centaine de sonnets, ainsi de quelques formes poétiques plus libres et plus longues, telles Romancero et Les Conquérants de l’Or. Si La Légende des siècles de Victor Hugo entend traduire une histoire universelle du monde, la portée historique des Trophées est plus modeste, se découpant en sept parties intrinsèquement différentes : La Grèce et la Sicile, Rome et les Barbares, Le Moyen Âge et la Renaissance, L’Orient et les Tropiques, La Nature et le Rêve, Romancero, et Les Conquérants de l’Or. Le style de Heredia est fluide, très travaillé – il n’hésitait pas à reprendre et réécrire un poème plusieurs dizaines de fois – et se caractérise par un intérêt marqué pour les descriptions de paysages et les chutes spectaculaires. Pour exemple, citons celle de Soir de bataille (p. 102) :
« C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches,
Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,
Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
Sur le ciel enflammé, l’Imperator sanglant. »
Que c’est beau !
Heredia aime également confronter l’homme, qu’il soit illustre ou non, à la portée héroïque de son destin :
« Rougissant le ciel noir de flamboîments lugubres,
À l’horizon, brûlaient les villages Insubres ;
On entendait au loin barrir un éléphant
Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
Le piétinement sourd des légions en marche. » (La Trebbia, p. 98)
Ou bien encore, pour reprendre l’exorde d’un des poèmes les plus connus de l’auteur (Les Conquérants, p. 135) :
« Comme un vol de gerfauts hors du chantier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango Mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental. »
Le talent parle de lui-même. Cet ouvrage se lit avec délectation.
Par Matthieu Roger