Éditions Gallimard, 1996
Les Fleurs du Mal, au même titre que Les Trophées de Heredia, sont un des plus grands chefs-d’œuvre de la poésie. Charles Baudelaire, en cherchant à extraire la beauté du mal, nous livre des vers à jamais ancrés dans la mémoire collective. Il serait trop facile de citer pour exemple L’Albatros, appris par cœur par plusieurs générations d’écoliers, tant les poèmes qui composent ce recueil s’avèrent plus éblouissants et émouvants les uns que les autres.
De prime abord, ce livre peut surprendre par le côté extrêmement sombre des sphères explorées. Il n’y est pas question d’amour parfait, mais de femmes fatales, de monstruosités, de mort, de putréfaction des corps et des âmes. Certains passages, tels Les métamorphoses du vampire (p. 197), convoquent même un registre des plus horrifiques :
« Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus
Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus ! »
Ce n’est pas pour rien que Baudelaire fut en son temps traîné devant les tribunaux – et condamné ! – pour outrages aux bonnes mœurs, comme le fut Flaubert pour Salammbô. Mais la puissance d’écriture de l’auteur ne se complaît jamais dans l’abject ou le laid, restituant le malaise de la condition du poète grâce à un lyrisme poignant, nullement éthéré. Si la menace de la damnation sourde à chaque rime, son talent de peintre n’est jamais aussi évocateur que lorsqu’il saisit le choc des épées (Duellum p. 69) :
« Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes
Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.
Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes
D’une jeunesse en proie à l’amour vagissant.
Les glaives sont brisés ! Comme notre jeunesse,
Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés,
Vengent bientôt l’épée et la dague traîtresse. »
Un talent de peintre qui lui permet également de restituer la couleur et la lumière des lieux les plus anodins :
« Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,
Contempler nos dîners longs et silencieux,
Répandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge. »
Les Fleurs du Mal se respirent sans modération ; leur scansion envoûtante exhale un parfum capiteux qui ne peut laisser indifférent. Grisé par le rythme et la mélancolie irrépressible du spleen, le lecteur ne peut que s’incliner devant la geste poétique du poète maudit. À plusieurs reprises je me suis retrouvé à en débiter les vers intérieurement, sans chercher à en comprendre le sens, pour le pur plaisir de voir l’harmonie jaillir de leurs rimes.
Par Matthieu Roger