Éditions Mnémos, 2013
On s'en était déjà aperçu avec Chien du heaume (2010) et Mordre le bouclier (2011) : Justine Niogret possède un trait de plume bien à elle, loin des standards de la littérature contemporaine. Mais le tour de force qu'elle réalise avec Mordred me laisse pantois, tant son style d'écriture s'y fait vivace, se déployant avec une force et une aisance qui nous placent devant une oeuvre majeure de la fantasy française. L'auteure n'a en effet pas son pareil pour nous immerger dans une littérature de la sensation, convoquant de manière puissante les cinq sens. Elle écrit la rouille, les odeurs lourdes de l'écurie, le crissements des armes, le râle des labeurs quotidiens, le cuir poli par les ans, le martèlement de la forge... Une manière extrêmement singulière et évocatrice d'emporter le lecteur au sein d'un tourbillon d'impressions, d'images, de tableaux qui font sensation, au sens premier du terme. Son talent est grand, mais ne se limite pas à cela : Justine Niogret excelle également dans la peinture des songes et des souvenirs. Il n'est pas difficile d'affirmer que ce Mordred baigne baigne dans la mélancolie et la nostalgie. Celles de l'enfance et des jours non corrompus par la maladie.
Aussi curieux que cela puisse paraître, cette fiction autour de Mordred, neveu du Roi Arthur, n'est rien d'autre que le récit d'une convalescence. Touché aux vertèbres lombaires par une affreuse blessure, le chevalier n'est plus que l'ombre de lui-même, tas de chairs informe et sans force perdu dans les affres de la douleur. À la manière d'une conteuse, Justine Niogret convoque ses ressouvenances et nous apparaît peu à peu un homme rempli de paradoxes, dont les seules certitudes sont l'amour qu'il porte à sa mère Morgause et à Arthur. Au fait de la légende arthurienne, on ne peut tout de même au fil du récit se poser la question de la trahison finale envers le roi. Aura-t-elle tout de même lieu ? L'auteure a-t-elle choisi de détourner la légende ? Si réponse sera donnée à cette question, me reste surtout l'impression d'avoir parcouru au côté du chevalier un espace-temps immémorial, une sorte d'immense poésie à ciel ouvert dont les hommes ne constituent que que l'imprédictible variable. Mordred est un livre à lire d'urgence, car il défriche magnifiquement les nouveaux horizons de la langue française. Un coup de maître.
Par Matthieu Roger